Inside Llewyn Davis – Joel Coen et Ethan Coen

Il me faut toujours un certain temps pour analyser un film des frères Coen. Généralement, je sors de la salle de projection surprise, enthousiaste, avec des images plein la tête, des couleurs mais sans trace de message.
L’oeuvre de Joel et Ethan Coen nécessite du temps, un long travail de digestion. Peu à peu, nous faisons le lien avec leurs  films précédents : des personnages similaires , des losers, des plans magnifiques de trajets en voiture, des lumières tamisées, des gags absurdes…

Inside Llewyn Davis s’inscrit très bien dans cette filmographie.
Ravie, je sors de la salle de projection comme on émerge d’un univers familier, sans recul sur le scénario, avec seulement en tête un nuancier de couleurs.

Plus tard, j’analyserai, plus tard, je rapprocherai des personnages, d’autres anti-héros, des plans, des décors… mais pour l’instant, devant le cinéma, l’impact, le ressenti de Inside Llewyn Davis, ce sont des couleurs automnales, un univers chaleureux dans lequel viennent s’immiscer des pointes de bleu glacial.

La palette chromatique tourne autour du orange, des couleurs chaudes :  la veste marron beige de Llewyn, les pulls moutarde et orange brique de ses amis, le chat roux, les guitares acoustiques en bois, les lumières jaunes des clubs. À ce nuancier chaleureux, vient s’ajouter, par petites touches un bleu gris froid : les voitures le long de la rue enneigée, la gare routière de Chicago, le ciel lourd… tout cet environnement hostile dans lequel évolue le personnage central.

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Dans une interview*, les Frères Coen évoquent la couverture de l’album The Freewheelin’ de Bob Dylan. Une photo des année 60, un hiver glacial à New-York, une veste jaune moutarde, un van Volkswagen bleu… la chromi de Inside Llewyn Davis est bel et bien là, chromi sur laquelle a travaillé le chef opérateur Bruno Delbonnel (Le Fabuleux Destin d’Amélie Poulain entre autres).

* Positif Hors-série 2013 – Le cinéma de Joel et Ethan Coen

Inside Llewyn Davis
de Joel Coen et Ethan Coen
Avec Oscar Isaac, Ricardo Cordero, Stark Sands …
Sortie 2013

Parade – Jacques Tati

Parmi les nombreux films projetés par l’Institut Lumière dans le cadre du Festival Lumière 2013, Parade, le dernier long métrage de Jacques Tati.

1973. Un public, un cirque, Jacques Tati en Monsieur Loyal, des acrobates, des clowns… Les spectateurs s’installent dans les gradins, certains sièges sont déjà occupés par des silhouettes en cartons, les peintres mettent en place les décors pas tout à fait finis… et c’est parti ; les numéros défilent les uns à la suite des autres sur la piste : numéros comiques, musicaux, de jonglage, magie, dressage, …

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Le public
Le public qui assiste à la représentation est largement constitué d’adolescents aux vêtement colorés (dignes de costumes scéniques ?) mais aussi de familles avec enfants.
La caméra passe de la scène au public filmant à la fois les acrobates, et les réactions du spectateur, s’attardant en plans larges comme en plans très resserrés sur des visages.
Les personnes assises dans les gradins seraient un véritable public (et non des acteurs) et pourtant elles sont invitées à participer aux numéros, s’approprient la piste et deviennent le temps du tournage acteurs. De leur côté, les personnages/peintres s’incrustent dans les numéros en jonglant avec leurs pinceaux.
Monsieur Loyal l’avait annoncé : ce spectacle sera fait avec l’aide de tout le monde.

Et nous, au cinéma, on regarde un public qui regarde des acrobates.
A la fin de Parade, le public du cirque descend les gradins et sort du chapiteau. En tant que spectateur nous savons que d’ici peu nous allons les imiter, sortir du cinéma et se retrouver dehors.
Contrairement à Jour de Fête ou aux Vacances de Monsieur Hulot qui finissent en véritable feu d’artifice, comme un aboutissement de toutes les actions précédentes, la fin de Parade a un rythme similaire à celui de Playtime. L’action est très condensée au centre du film pour se réduire à la fin. Les personnages principaux se retirent, rentrent chez eux. La fin « ramène chaque spectateur à sa solitude avant de le rendre au monde qu’il habite »*. Lorsque l’on sait qu’il s’agit de son dernier film, c’est d’autant plus étrange.

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L’amour du Music Hall
Jacques Tati commence sa carrière en tant que mime dans des spectacles de music hall. Parmi ses imitations, il incarne un joueur de tennis, un goal, un pêcheur…
On retrouve le goût pour le mime et l’esprit de ces personnages plus tard dans ses films, que ce soit dans Jour de Fête avec François le facteur qui gesticule ou dans les Vacances de Monsieur Hulot avec une partie de tennis très rythmée. Dans le cinéma de Jacques Tati, la gestuelle l’emporte sur la parole, le mime est partout.
Parade présente un enchainement de numéros de cirque et de music hall. Monsieur Loyal alias Jacques Tati annonce, met en scène, coordonne les numéros. Il se prête lui même au mime en reprenant son imitation du joueur de tennis et d’autres sportifs.
Filmé en vidéo comme un reportage, avec la spontanéité qu’offre le mélange acteurs/spectateurs, Parade est une nouvelle forme de spectacle cinématographique.
Loin du film L’Illusionniste** qui présente la fin irrémédiable du music hall, Jacques Tati, optimiste, fait revivre ce genre, lui redonne de l’actualité.


Le retour de la voix, la fin de Monsieur Hulot

Avez-vous déjà compris ce que disait François le facteur ? Entendu Monsieur Hulot prononcer plus de 10 mots à la suite ?
Les personnages de Jacques Tati sont peu enclins au dialogue. Ils sont bavards mais ils s’expriment par la gestuelle. Les gags sont visuels. Presque muet, Monsieur Hulot est volubile dans son comportement ; loin d’être invisible, son corps est présent et il parle pour lui.
Dans Parade, Jacques Tati est bien là et il ne se cache plus sous une moustache ou encore un pardessus (+ chapeau + pipe). En Monsieur Loyal, il fait entendre sa voix pour présenter sa troupe et les numéros qui vont suivre.

Dans ce spectacle, il n’y a plus de héros unique, de personnage principal, Jacques Tati/Monsieur Loyal dirige ses artistes, tel un maître d’orchestre. Est-ce une volonté de reprendre le contrôle ?
Monsieur Hulot l’a rendu célèbre. Mais lorsqu’il est caché, perdu dans les labyrinthes de la ville, le public boude Playtime. Il revient alors dans le rôle principal avec Trafic.
Ironie du sort, Jacques Tati disparaît en 1982, laissant inachevé son dernier script Confusion, qui prévoyait la mort de son personnage emblématique, Monsieur Hulot…

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* Michel Chion dans les Collections « Auteurs »  Jacques Tati – Cahiers du Cinéma.
** L’Illusionniste – 2010 – Film d’animation de Sylvain Chomet (à qui l’on doit le génialissime Triplettes de Belleville)
Très très beau film dont le scénario est tiré d’un script inédit de Jacques Tati lui-même (!!) écrit entre 1955 et 1959 (et donc avant Parade qui sort en 1973) ; met en scène un vieil illusionniste (sous les traits de Jacques Tati) à la fin des années 50 lorsque le monde du music hall arrive à sa fin, poussé par la sortie par le rock ‘n’ roll.

Parade
de et avec Jacques Tati
Sortie 1974